MEDIAPART : voyage en terre vaudoue

Frédéric L’Helgoualch

‘Esprits Vagabonds’, de Barbara d’Antuono et Kevin Pierre : voyage en terre vaudoue

« Dédoublés   Transe   Et danse   De couleuvre   Damballah Weddo   Je te chante   avec ma voix de tambour   Mes pieds ne brûlent plus   dans les flammes   J’ai le double de la mer   dans mon ventre   Mon double est    dans le ventre de la mer   Je ne rêve plus de bateaux   comme avant »

Les seins de la fille aux cheveux rouges sont gonflés de désir, ils pointent le guédé reptile, psychopompe passeur d’âmes qui, lui, sort sa langue fourchue, prêt à baiser comme il pourra les lèvres pulpeuses de la belle peu farouche. Damballah Weddo l’esprit de la fécondité et de la bonté a abandonné le blanc pour le violet ce lundi, le temps de s’unir à Erzulie, divinité de la beauté et de l’amour. Les yeux clos, le corps libéré, elle chevauche l’interminable queue, prête à s’offrir à l’Iwa serpent. Syncrétisme oblige, l’image de la succube de venir en tête, catin du Malin prête à toutes les compromissions. Se mettra-t-elle à ramper en sifflant une fois le pacte charnel scellé ? Pourtant les apparences sont trompeuses : de cette copulation divine sous la lune pleine, entre la féminité et la fécondité, un génie sortira bientôt. Les forces de la nature se régénèrent, le volcan fibres or et rouges – éruption proche – réserve sa lave pour le monde. Derrière les amants de la nuit, des fils blancs forment un arbre, pommes de la tentation bien en vue. L’homme choit : cet imbécile a évidemment croqué l’interdit. Jardin des délices, nature humaine, pécheur irrécupérable : jamais il n’apprend rien. Un poisson crevé le précède dans sa chute : amor fati. Alea jacta est.

« Jou va jou vyen   Map pousib li tout kote   Ou te bote kèm   Fèm sèl kle pou louvriw   Fèw pouse grif   Kap chire dra je fèmen   Tan an fini   Menm ou menm   Tan an fini   Pou janmen retounen »

Grand-Bois aux mains-branches veille sur le couple qui s’étreint (Erzulie Fréda la sensuelle en tire d’ailleurs sa force). Les mots créoles du poète rythment la danse du pendu. « Ora pro nobis peccatoribus nunc et in hora mortis nostrae », Vierge Noire priez pour nous : ne manquait plus que le latin. Des petites maisons s’élancent des chemins, la Mort incarnée est le rendez-vous final. Ils peuvent bien se terrer, les occupants qui rêvent de rab, la vieille élégante a le temps : maîtresse des horloges, elle attendra l’heure, certaine de sa victoire. 

« Celui qui explore, dit-on,   L’ignorance morgue   Ou l’impuissance   Vile et accablante   À sa mort, seul connaîtra  La folie et la sagesse des dieux.   Vivre ici-bas,   C’est offrir   Des gourdes de sperme frais   À la raideur du temps.  Alors ne meurs jamais   Sans avoir éjaculé sur ton acte de naissance.   Sois une charogne céleste ! » (‘Sacrifice Experience’)

Le coq furieux piétine le Baron. De ses ergots fatals il éventre sa victime. Mais elle n’est pas Baron Samedi, sa victime : seulement un triste ersatz, macoute grimé. Pour ramener un mort disparu violemment, il convient de faire tournoyer l’animal vivant par les pattes au-dessus du cadavre. Symbole de vie, le gallinacé est ensuite sacrifié, son foie cru dévoré. Qui voulaient-ils ressusciter, ces trois tontons impudents ? Le vieux ou le bébé dictateur ? N’y a-t-il pas assez de zombies ici bas ? N’ont-ils pas assez saigné impunément le peuple en son nom ? Maman Brigitte, gardienne des pierres tombales et des cimetières, s’est transformée en poulet pour mettre fin à la supercherie. « Avez-vous pourvu de croix, comme l’exige ma loi, les fosses communes dont vous vous vantez, virilités malades ? » Ils brandissent leurs grotesques machettes en bégayant; déchaînée, Maman les étripe. Jamais ils n’avaient même été chevauchés ni initiés par le feu. Peut-être boira-t-elle de leur bile. Cela la changera du jus de piment.

« Tanbou mawon   Ze kreve   Klere wonn   Dan zonbi   Piman zwèzo   Fwote bouboun   Fè je krèk Pran dife   Vèvè lenglensou trase   Grann Nanna pa di kwik   Bawon Samdi   Nan Mitan yon kafou 3   Yon zetwal file   7 loray gwonde  Epi van bwote panama m ! »  (‘Salute’)

Autour du potomitan, les vévé s’effacent, les esprits perdent leur route. Où erre le Baron Samedi à présent ? Partout dans la cité, ses sèvitè ne lui rendent que trop hommage. Les houngans (prêtres vaudous) ont quitté le oufo (le temple) en courant, leur farine de maïs sous le bras : ils ne contrôlent plus rien. Depuis le Palais, les bòkò officiels (sorciers usant de magie noire) déchaînent Kriminel, forme la plus terrifiante du guédé des morts. Une balle dans la tête d’un ancien enfant, sa mère ne le reconnaîtra pas, qui a armé l’assassin guère plus âgé ? Il a ri en visant. Quelle folie a saisi l’île des lwas ? Ce sont les hommes qui se sont perdus.
Bawon Kriminel exige des bêtes brûlées vives, leurs cris de douleur apaisent sa fureur. Qui a changé les lois, désigné les innocents ? Une mère en noir veille une tombe, un enfant dans les bras, l’autre contre sa hanche. Mais des griffes semblent surgir de sa manche, un crâne squelette sous la voilette. Gardienne protectrice, kidnappeuse avide de pureté, veuve en transe ?

« Nous voilà enfin réunis
Pour célébrer ton départ
Il est bientôt l’heure d’ouvrir le vase
Et de te rendre au mystère.
Je ne savais pas si la routine pouvait tuer les folies.
Le temps nargue toutes mes envies,
Il les regarde de haut comme un enfant insolent 
»

« Moun mouri, nan lanmó ki pèdi sant kò I,
Kouray li Nan’m li ak istwa li yo »

Nul besoin d’être familier d’Agoué le maître des eaux, de connaître les offrandes qui apaisent Sirène l’esprit des sources et des rivières, d’être un expert des formes que prend Papa Legba, gardien du passage, à la nuit venue. Aucune mention n’en est faite ni dans les travaux de la « tissandière » Barbara d’Antuono ni dans les textes du poète Kevin Pierre. Seulement le livre en main, la curiosité du lecteur ne peut être que fouettée, il le pousse à mener sa propre enquête pour saisir les intentions. Que les interprétations qu’il en tire soient approximatives ou inexactes n’a guère d’importance : le premier pas sur la terre vaudoue a été fait.

Car voyage sans filet en terre possédée, plongée onirique dans le complexe panthéon vaudou, ‘Esprits Vagabonds’ n’a rien du guide explicatif borné. Plutôt que de fils blancs, le livre d’art est cousu de fils chamarrés, multicolores, hybridation des matières, des influences, tissages inspirés et oxymores libérateurs. 

‘Esprits Vagabonds’ est le résultat de la rencontre artistique entre la ‘créatrice d’imaginaire’ d’origine italienne Barbara d’Antuono (formée en Haïti sous la dictature Duvalier par le peintre haïtien Ronald Mevs) et du jeune poète et acteur port-au-princien Kevin Pierre (auteur de ‘Mak pye solèy’, recueil de poésie en créole haïtien), repéré par l’artiste contemporaine Catherine Ursin.

Les photographies des œuvres de Barbara d’Antuono (dernièrement exposées à Paris) se mélangent avec les récits habités de Kevin Pierreet forment un ouvrage totalement atypique, qui semble impénétrable au début (ah, cette manie terre-à-terre de tout vouloir saisir…), naïf au premier abord, puis hypnotique peu à peu, révélant sa complexité, ses références, au fil des pages.

Barbara d’Antuono a longtemps vécu en Haïti, elle a été particulièrement marquée par la révolution de 1986 qui vit la chute de Jean-Claude Duvalier (Baby Doc). Témoin de nombreuses exactions, elle n’explicite pas ouvertement son expérience mais utilise la symbolique du vaudou haïtien dans son œuvre depuis, mettant la mort au centre de ses obsessions.

« Je couds comme certains récitent des mantras. Je ne décide rien à l’avance. Des images surgissent, sans cohérence particulière les unes avec les autres mais elles sont là et je ressens une urgence à leur donner corps. Coudre, suturer, refermer ces plaies, greffer un tissu sur un autre, mais aussi ‘broder’ pour donner un sens, témoigner parfois de mon désir profond de réunir les deux cultures qui m’habitent. »

Kevin Pierre, quant à lui, également journaliste, vit toujours à Port-au-Prince et est donc en prise directe avec les tensions actuelles, ombres de la dictature renaissantes.

Les puristes crieront peut-être au scandale, les lecteurs peu curieux feuilletteront le livre comme une bande dessinée, pourtant ‘Esprits Vagabonds’ est une vraie porte sur cette culture souvent caricaturée, méconnaissance et paresse de l’hexagone. 

Religion, croyance, sorcellerie ? Le vaudou haïtien est un peu tout cela (il fut reconnu religion sous Aristide après avoir été utilisé par les Duvalier et évidemment combattu par les colonisateurs qui le voyaient comme une hérésie freinant leur emprise) et se vit encore aujord’hui comme une arme de résistance culturelle (la cérémonie des esclaves marrons à Bois-Caïman en 1791 fut l’acte fondateur de la révolution de 1804).

La religion animiste venue avec les esclaves en particulier du royaume du Dahomey (l’actuel Bénin) se maria avec le catholicisme imposé par les colons français, donnant jour à un syncrétisme qui fait du vaudou haïtien une religion unique. C’est à partir d’elle que Barbara d’Antuono exprime, aiguille en main, sa sensibilité; libère, tissus chatoyants sur la table, ses démons intérieurs. Kevin Pierre, lui, nous conte comme autour d’un feu ses histoires mêlées d’ésotérisme, de crimes, d’espoirs et de sensualité, pakèt Kongo (amulette magique) autour du cou, en français mais également en créole haïtien (prononcez toutes les lettres à haute voix pour tenter de comprendre, d’entendre la musique de la langue même si les textes sont traduits). 


Un mélange d’influences, de subjectivités (celle de la tisserande, du poète et celle du lecteur) détonnant, atypique, aussi rafraîchissant que teinté de mystères (l’autre nom des loas). Un bel hommage à une culture riche et méconnue ici, qui étrangement apaise malgré les visages souvent effrayants, forces de la nature retrouvées, bas-reliefs d’un temple imaginaire qui célèbrent la vie et la mort, le spirituel et la mémoire. Un livre d’art aux coutures impeccables, à découvrir ou offrir aux amis curieux.